La véritable raison pour laquelle j’appelle quelqu’un Trésor.

Les personnes qui me fréquentent plutôt régulièrement le savent : il m’arrive assez fréquemment d’appeler certaines personnes “Trésor”.
Très souvent, on prête à ce petit surnom une simple connotation affective.
L’histoire est plus complexe et j’ai envie de vous la raconter, aujourd’hui, dans ce petit article hors série.

Disclaimer : je fais des refs à Encanto, spoiler alert.

Il y a quelques années, je discutais avec l’une de mes meilleures amies dont le compagnon avait eu une passe difficile, essentiellement pour prendre des nouvelles. Au détour de la conversation, elle m’a appris qu’il avait été surpris que je l’appelle “Trésor”, car une seule personne dans sa vie l’avait un jour surnommé ainsi et que ça lui avait fait beaucoup de bien moralement.

Et puis quand j’ai eu l’occasion de lui reparler (et si tu lis ça, Nico, je t’embrasse bien fort au passage), il m’a dit que ça le touchait beaucoup parce que ça lui donnait une valeur qu’il pensait ne pas avoir.
Alors avant que je te raconte POURQUOI j’ai choisi d’appeler certaines personnes ainsi, il faut que je te parle du trésor humain.

Tout le monde est un trésor à sa manière.

Je sais ce que vous allez dire, “tu déconnes, Ju’, pas tout le monde, y’a plein de gens mauvais” et je vous comprends, mais mon point de vue sur ce sujet c’est que les gens deviennent profondément mauvais quand on a trop longtemps nié le fait qu’ils renferment un trésor, comme tout le monde ; c’est le principe de la déshumanisation la plus basique.

Alors oui, parfois c’est un trésor perdu, parfois il est vraiment tombé dans les grands fonds marins et personne ne pourra probablement aller le rechercher, mais parfois il suffit de quelques coups de pelle dans le sable pour trouver les plus grandes richesses et parfois, ces coups de pelle ne sont qu’un seul petit nom donné à quelqu’un.

Et ce sujet est un thème récurrent en littérature et en art de manière générale. Il est, par exemple, le sujet d’Encanto où le trésor prend la forme d’un don et s’enterre parfois sous des couches d’exigences et vient, à tort, avec le lourd prix de l’abnégation radicale.

Et si vous voulez en savoir plus sur ma vision de l’être humain et des trésors humains, je vous invite à écouter “Le Trésor des Papillons” :
https://www.tiktok.com/@julieanimithra/video/7188559148714396933.

J’ai écrit ce texte en pensant à quelques contenus d’Axel Lattuada, lui ai offert et il en a tiré une magnifique vidéo sur notre regard sur le passé :
https://www.instagram.com/reel/CnUixBWJ7q6.

Bref, vous voyez à présent comment je pense la notion de trésor. Il reste donc à vous dire pourquoi j’en suis venue à cette vision et à cette pratique. Et je vais dédier cette explication à une ancienne prof d’anglais dont j’espère qu’elle a changé de fusil d’épaule sur le traitement des élèves en difficultés, depuis ; sinon, je contre-dédie le texte aux élèves qui auront subi le même traitement que décrit ci-après (vous êtes aussi des trésors, quoi qu’elle en dise).

L’urgence de rappeler que chaque vie a une valeur.

Remontons ensemble le temps pour nous retrouver en 2000.
Non, ne fais pas le calcul, on va se sentir vieilleux et c’est pas ce qu’on veut.
Ce qu’on veut, maintenant, c’est sentir l’odeur de l’encre de ce vieux stylo plume qui fuit, le brouhaha des “t’as une feuille double stp ?”, les rires, la concentration, la table bancale et la copie simple pliée en huit qu’on glisse sous le pied trop court…

C’est un jour comme les autres, avec un cours d’anglais comme les autres.
La prof, que j’apprécie encore à l’époque, on est juste avant le drame, propose des exercices en binôme, avec la possibilité en amont d’indiquer sur un papier avec qui on veut bien bosser.
Une idée que je salue plutôt que la désignation automatique, parce qu’elle permet de brasser les élèves sans imposer quoi que ce soit, bref, voilà, ça se voulait bienveillant (et, spoiler alert, ça ne va pas se passer comme prévu).

Je liste quelques noms, très peu en fait, je suis dans une classe qui m’insupporte, avec des personnes constamment dans le jugement et l’implicite, une horreur quotidienne pour quand on est neuroA.
Et j’écris notamment Thibaut.
Thibaut, c’est le “mec à la cool” ou encore “monsieur poil dans la main” selon à qui tu demandes.
C’est surtout une personne pour qui le système scolaire n’est pas conçu, dont ledit système se fout royalement et que la mentalité du loup solitaire qu’on te vend à l’école te désigne comme une proie facile à exécuter.
Bref, Thibaut est un peu comme moi, sauf que là où j’hyper-compense à faire des burnouts et des dépressions profondes, lui il a l’intelligence (t’as bien lu, j’ai mis “intelligence”) de préférer la méthode du moindre effort.

Bref, les papiers sont récoltés, la prof croise les résultats et paf, tout le monde est réparti et je me retrouve avec Thibaut.
On doit écrire un dialogue qui respecte quelques contraintes ; je m’ajoute celle de m’adapter à ce que je sais qu’il maîtrise, histoire que ça chipote pas à prétendre qu’il n’y aurait que mon travail, blablabli blablablou comme dirait La Bajon.

Tour à tour, les groupes doivent ensuite se rendre la réplique sur la base de leurs écrits.
Je hais du plus profond de mes trippes cet exercice, je le déteste, c’est l’horreur l’oral, c’est un truc de neurotypique et c’est validiste. Mais il faut bien faire. Alors je fais bien.

Sous la table, ma jambe tremble et personne ne le verra mais Thibaut aura pour moi un geste d’apaisement, juste ce qu’il fallait pour que ça se passe bien. En tout cas pour moi, parce que lui, il s’apprête à prendre une humiliation en règle.

“Ce n’est pas satisfaisant”, voilà ce qu’un prof lambda, presque bienveillant, aurait dit à l’issue de la prestation et dans la liste de mes attentes vis à vis de Madame Je Me Prétends Bienveillante, c’était le pire que je puisse imaginer.

J’ai déjà parlé de mon niveau de naïveté dans la vie je crois, dans le doute, voici un bel exemple.

“Thibaut, c’est une honte ! Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ? Non ? Je vais te le dire ! Julie c’est la seule personne, tu m’entends bien, LA SEULE PERSONNE qui a bien voulu travailler avec toi. Julie c’est un trésor. Et c’est irrespectueux de ne pas faire davantage d’efforts par respect pour elle ! Une honte !”

J’ai eu un moment de pure stupéfaction, alors que je n’étais même pas la victime de l’agression.
J’ai fini par tourner la tête vers Thibaut et, croisant mon regard, il a fait un simple geste de la main, le fameux balayage de l’air qu’on traduit par “ouais, t’inquiète, j’ai l’habitude, ce sera toujours comme ça.”

J’ai l’habitude.
Ce sera toujours comme ça.

J’ai rarement ressenti autant de rage dans une vie.
Des profs dont l’ambition principale est de casser des élèves, j’en avais déjà eu plein, des tentatives d’humiliation publique aussi, sauf que ça venait de profs dont on savait qu’ils étaient des connards misogynes, racistes, validistes ou classistes (ou une combinaison, évidemment), pas de cette prof.

Et ça m’a marquée.
Assez pour que je me dise qu’elle pourrait peut-être réaliser son fourvoiement.
Alors moi qui ne disais quasiment jamais rien, moi qui ne faisais jamais porter ma voix nulle part ou presque, moi qui avais habitué les profs à ce que je brise le silence uniquement pour des choses graves, j’ai décidé que j’allais faire évoquer la question en conseil de classe.

J’ai demandé à l’un de mes délégués (et très bon ami, ça a aidé) d’évoquer le malaise engendré par cette déclaration publique qui n’avait d’autre but que de jeter quelqu’un en pâture à la plèbe.

AHAHAHAHAHA non mais qu’est-ce que je suis con·ne quand je m’y mets !
Faire dire à sa sainteté la prof, en conseil de classe, donc parmi ses pairs, que l’attitude qu’elle avait eu était problématique…
Ouais, je crois que le côté neuroA pro justice a un peu trop biaisé le reste de la matière grise.

Et puis surtout, comme un·e abruti·e, j’avais oublié que ma mère d’accueil serait présente puisque déléguée des parents.

Y’a des élèves qui se prennent une trempe verbale (et pas que) pour des bulletins de notes pas terribles, moi j’en ai pris une pour “ne pas m’en avoir parlé, mais tu pensais à quoi ? on ne contredit pas une prof comme ça !”.
Et ensuite elle m’a prévenue que “elle m’a demandé l’autorisation de te remettre quelque chose dans la semaine”.

L’art de faire en sorte d’envoyer quelqu’un la boule au ventre en cours ; ah non, c’est vrai, pour ma mère d’accueil, j’étais une chochotte, l’autisme ça n’existe pas et même si ça existe, je ne l’étais surtout pas, pas de ça chez elle (deux ans plus tard, elle faisait virer une psy qui avait commencé un bilan initial de diag, ça plaisante pas chez les validistes pour détruire des vies).

Et puis arrive le moment clé et la prof me donne… un roman jeunesse.
NON.
Un album, à l’époque c’était encore un simple album, ça a été réédité depuis.
Tu connais pas la différence ?
Un livre c’est pour les enfants qui ont à peu près atteint l’âge de raison (7 ans) et qui accèdent donc à la “vraie” littérature jeunesse, le truc de manière autonome et les albums, c’est Elmer l’éléphant multicolore que tes parents te lisent pour acquérir les bases et former ton esprit.

Humiliation +1.

Tu veux savoir quel était le thème de l’album ?
Les compliments.

Humiliation +1.

Grâce à cette lecture (tousse) qualitative (tousse), je peux te dire que les compliments, c’est des chaudoudoux et que quand les gens t’en font, tu dois, TU DOIS, te sentir bien.

L’album a, comme dit, été réédité comme roman jeunesse désormais, vous le connaissez probablement sous le titre “Le conte chaud et doux des chaudoudoux” et pour les gens qui se posent la question, OUI, c’est un des enfants diaboliques de l’analyse transactionnelle, fille à peine cachée de la psychanalyse, avec la dose de validisme (et de propagande crasse) qu’on lui connaît.

Bref, quand une pétasse trentenaire validiste et classiste dit devant tout le monde à ton camarade que c’est une sombre merde qui devrait avoir honte de ne pas t’aduler parce que tu es un trésor, en fait, c’est un compliment.
C’est pas du tout tirer sur l’ambulance, frapper une personne à terre, c’est juste un compliment.
Et donc, au lieu d’ouvrir ma grande gueule de merde, j’aurais du dire merci ; comme j’ai été ingrate, j’imagine que je méritais (méritocratie de merde) mon humiliation du moment.

Bref, je l’ai lu, je lui ai rendu.
Elle avait l’air de s’attendre à un “merci”, donc je lui ai dit que j’appréciais d’avoir la confirmation que dire à quelqu’un qu’il ne vaut rien, c’est pas très chaudoudoux.
Et je crois qu’elle n’a plus jamais entendu le son de ma voix ; en même temps, mes cordes vocales sont un trésor, je les fais pas vibrer pour n’importe qui, merde.

J’ai jamais compris cette posture, je l’ai lourdement combattue en 15 ans à donner des cours particuliers à des élèves en difficultés et à mes étudiant·e·s.
Jamais il ne me serait venue à l’idée d’avoir une phrase consistant à dire à des gens, toi tu vaux rien, toi tu es un trésor, toi tu vaux tant, pourtant j’en ai entendu et lu des atrocités que mes élèves de cours privés entendaient de leurs propres profs ; une pensée, accompagnée d’un magnifique doigt d’honneur – oui je suis comme ça – à la collègue prof de français qui a fait chialer une de mes élèves en l’humiliant de manière similaire, lui “expliquant” que de toute façon elle serait une ratée vu les sales notes qu’elle avait dans sa matière (nia nia nia, française et pas foutue d’être bonne en français). L’élève était dyslexique, la prof dictait les cours et notait ensuite le résultat des apprentissages par cœur, je vous laisse faire le calcul : méthode à la con x sombre merde qui se prétend prof = à douze ans, elle frôlait la dépression.
Dire que certains sont des trésors, d’autres ne valent rien, c’est à des milliers de lieues de tout ce que doit être une personne qui se prétend pédagogue. On évalue les acquis, on évalue les progressions, on peut évaluer la motivation si c’est pertinent, typiquement quand on creuse pour savoir d’où vient une démotivation, comment on la combat, etc, jamais on va dire à une personne, il y a des trésors et il y a toi, jamais on n’a à évaluer l’humain, c’est pas notre job.

Et puis, ce qui m’a fait le plus mal, à l’époque, c’est que Thibaut c’était un trésor aussi.
Probablement pas l’élève idéal, mais qui aurait pris 5 minutes, c’est rien, même pas le temps de boire un café, pour comprendre pourquoi il ne l’était pas ?
C’était un super camarade, qui parlait avec les yeux et les petits gestes qui comptent. C’était un trésor, sauf qu’au lieu d’être un diamant éclatant et scintillant, c’était un diamant brut, parfois placé au fond d’un vieil écrin mal entretenu qu’on méprenait pour une boite lambda.

C’est comme dans Encanto. Il y a les Isabela et il y a les Mirabel.
Thibaut c’était une Mirabel, pour qu’il soit à sa place, fallait le laisser rebâtir son monde et entrer en marchant dans ses pas. Mais c’est plus facile de dire que tout le monde n’est pas un trésor et de méjuger que prendre le temps de comprendre les gens. C’est précisément comme cela que fonctionne la société, on va pas remettre ça en cause à l’école, non plus, manquerait plus que demain on se mette aussi à faire de l’art dénonciateur, où on irait, hein ?! Qui ? Molière ? Ionesco ? Connais pas.

Alors voilà, depuis ce jour, depuis ce moment de profonde déshumanisation d’une personne qui se prétendait bienveillante (un peu comme la gauche actuelle, coucou les gauchos de comptoir qui acceptent d’être validistes et même un peu islamophobes quand il faut), quand je sens qu’une personne a un potentiel énorme, quel qu’il soit, et que cette personne n’est pas en phase avec elle-même, je l’appelle trésor, pour lui rappeler que oui, comme tous les autres, elle en est un. Et puis ça reste souvent dans les conversations futures. Mais ce mot, je sais qu’il peut être le pas vers une guérison, un pas vers un rêve, un pas vers un peu d’apaisement. Les mots ont un pouvoir. Et celui-ci est vraiment grand. Je veux pas davantage de “chaudoudoux” dans ce monde, surtout s’ils proviennent de wannabe méritocrates qui l’utilisent comme une monnaie pour justifier leur indécence collatérale, je veux plus d’humanité sincère et de mains tendues. Et si on ne la saisit pas ou si on la saisit mal, c’est comme ça. Le but c’est pas d’avoir un merci à la fin, l’abnégation c’est pas la recherche de la gratitude chez l’autre, c’est faire ce qui est juste, parce que c’est juste.

Alors voilà, tu es un trésor (il faut, pour endurer un texte comme ça, un samedi, sans crier gare) et si personne ne te l’a dit aujourd’hui : tu es incroyable, tu n’es ni trop, ni trop peu, tu es aimé·e, force et douceur.

Fais tourner !

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